Heures
passage du mascaret à ARCINS, LANGOIRAN et PODENSAC, port de référence
BORDEAUX
(heures de la montre (heures légales))
(heures de la montre (heures légales))
Septembre 2012
coef
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Arcins
|
Langoiran
|
Podensac
|
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Samedi
1
|
98
|
17 17
|
18 02
|
18 32
|
Dimanche
2
|
96
|
17 51
|
18 36
|
19 06
|
Lundi
3
|
90
|
18 22
|
19 07
|
19 37
|
Mardi
4
|
81
|
18 49
|
19 34
|
20 04
|
. . . . .
. . . .
|
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Vendredi 14
|
80
|
15 16
|
16 01
|
16 31
|
Samedi 15
|
92
|
16 06
|
16 51
|
17 21
|
Dimanche 16
|
101
|
16 52
|
17 37
|
18 07
|
Lundi 17
|
106
|
17 35
|
18 20
|
18 50
|
Mardi 18
|
105
|
18 17
|
19 02
|
19 32
|
Mercredi 19
|
99
|
18 56
|
19 41
|
20 11
|
Jeudi 20
|
88
|
19 35
|
20 20
|
20 50
|
. . . . .
. . . .
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Vendredi 28
|
85
|
15 29
|
16 14
|
16 44
|
Samedi 29
|
91
|
16 11
|
16 56
|
17 26
|
Dimanche 30
|
93
|
16 48
|
17 33
|
18 03
|
LE MASCARET
Depuis le lent retrait d’Océan qui dans la moiteur
tropicale du XXX millénaire recouvrait le corps alangui de Gironde, eaux
confondues en un seul flot que bouleversaient les courants marins, le corps de la nymphe est étendu dans un abandon quasi léthargique aux confins
des terres d’oïl et d’oc, la tête encore baignée dans l’estuaire qui défait sa
chevelure de Marie Madeleine aux reflets brun de Gers ou roux de Tarn, la nuque
caressée par les cordons dunaires à la vivifiante chaleur, les reins soutenus
par les amples croupes médocaines, les jambes, dont la résille des carrelets de
Garonne et Dordogne soulignent encore les contours, étendues dans les prairies aquitaines. On
pourrait croire en un dormeur du val féminin victime de conflits géologiques.
Mais la nymphe vit encore, son combat ne fut qu’une joute amoureuse et elle
espère le nouvel assaut de l’Océan qui bientôt, trou d’ozone aidant, la recouvrira
à nouveau. Le signe de cette attente bercée par le souvenir c’est un frisson
qui au rythme lent de la respiration cosmique parcourt le corps de la nymphe et
moire imperceptiblement la soie de ses longues cuisses : le Mascaret.
On peut préférer à cette
interprétation mythologique du mascaret une explication plus positiviste et
quasiment pornographique qui consiste à
exposer tout crûment et d’une manière à vrai dire choquante pour qui vit ce
phénomène comme une irruption périodique du merveilleux : le mascaret ne serait
que la résultante de formation de vagues d’eau profonde se déplaçant rapidement
et transportant la marée montante en vagues d’eau peu profonde et de plus
courte longueur d’onde ; la forme et la force d’un mascaret ne dépendraient
nullement de l’acuité des souvenirs de Garonne ou des séquelles de l’ardeur
d’Océan, mais de règles physiques définies par William Froude au XIXème siècle,
démiurge obscur, concepteur d’un nombre, baptisé F égal au rapport entre la
vitesse du mascaret et la vitesse des vagues d’eau peu profondes sur la partie
non perturbée de la rivière en avant du mascaret. « Si F est compris entre
1 et 1,7, le mascaret est ondulant. Au-dessus de 1, 7 tous les mascarets
déferlent. Entre 1,7 et 2, 5 il se forme un ressaut faible. Entre 2,5 et 4, 5
il y a formation d’un ressaut oscillant violent qui peut envoyer de grandes
vagues vers l’aval. Entre 4,5 et 9 un ressaut stable se forme, c’est le
mascaret le mieux défini, enfin, si F est supérieur à 9, de grands jets d’eau
se répandent souvent en avant du mascaret. »
Autant
dire que si la fable peut laisser incrédule certains de nos contemporains, la
physique ne contentera que les esprits arides, les âmes atones et les cœurs
exsangues, un moyen terme pourrait, sans dénier sa personnalité à l’Océan
Atlantique ni sa physionomie attrayante à la Gironde, rendre compte de ce
phénomène en termes mieux adaptés à l’appréhension du monde, à la manière de
ces manuels scolaires de la troisième république qui avaient pour vocation de
former des hommes et non de ramener l’univers à un principe unique, divin ou
mathématique.
Quelle
que soit l’explication donnée au phénomène, un mystère demeure, celui du nom qui
lui est donné et qui semble bien d’origine gasconne : Furetière en effet écrit
du mascaret que « c’est un reflus
violent de la mer qui remonte impétueusement dans la rivière de Dordogne, qui
fait le même effet sur cette rivière que celuy qu’on appelle la barre sur la
Seine. les naturalistes ont de la peine à expliquer cette sorte de reflus qui
est particulier à ces deux rivières ». On remarquera d’une part que
Furetière ne signale pas le mascaret de Garonne, d’autre part qu’il ignore
qu’un phénomène semblable est observable sur d’autres rivières françaises comme
l’Orne, le Couesnon, la Vilaine, la Loire, et a fortiori sur de multiples cours d’eau de la planête. L’emploi du
terme s’applique avec quelques variantes (mascarin pour la Vilaine) à toutes
ces rivières et il est donc vraisemblable qu’il a détrôné celui de
« barre », plus générique auprès des géographes du XIXème siècle. Le
mascaret de Dordogne serait donc en quelque sorte un paradigme de ces
« reflus violents de la mer ». C’est du reste au mascaret de Dordogne
que se réfère également Bernard Palissy dans ses Discours admirables de la nature des eaux et des fontaines parus à
Paris chez Martin Le Jeune en 1580. Le
mot est supposé découler du bas latin mascarare,
tâcher, salir : le qualificatif mascara
ou mascarat désignait une espèce de bovidés à la robe brune, comme la blonde
d’Aquitaine ou le bœuf gras de Bazas, dont les bonds pouvaient évoquer
l’agitation de la rivière parcourue par le long frisson brunâtre. Reste à
savoir, pour nous aquitains, si le mascaret était exclusivement de Dordogne ?
on peut en douter, qu’en était-il de l’Adour avant que Louis de Foix n’en
détourne le cours, qu’en était ’il de la Garonne ? Pour cette rivière, des
éléments de réponses peuvent être suggérés à titre d’hypothèses. Il y a tout
lieu de penser en effet que le mascaret de Dordogne ait été au XVIème siècle
beaucoup plus considérable que celui de Garonne : les configurations des deux
rivières étaient en effet totalement différentes dans la zone où est susceptible
de se faire sentir le mascaret. En amont de Libourne, en effet, le cours de la
rivière n’a guère évolué au cours des temps historiques : canalisée par les
collines de l’Entre deux Mers et les côtes du Fronsadais, le lit de la Dordogne
semble avoir présenté un profil constant. Il en va tout différemment de la
Garonne en amont de Langon : bien calée au nord par les escarpements calcaires
des premières côtes de Bordeaux, sa rive gauche est en revanche constituée par
une succession de marais sur lesquels viennent mourir les Graves bordant la
plaine landaise. A hauteur d’Ayguemortes Isle Saint Georges, Portets et
Arbanats, là où de nos jours le mascaret est le plus fort, le fleuve divaguait
au moyen âge entre quantité d’iles dont quelques-unes subsistent (Arcins, Lalande),
mais dont la plupart constituent le territoires des actuels
« palus ». Les multiples bras de Garonne constituaient autant de
cours d’eaux peu profonds que l’on franchissait le plus souvent à gué. La
navigation s’en trouvait passablement entravée, voire impossible en fin d’été.
Très tôt sans doute, peut-être dès l’époque romaine, avait-on tenté de
favoriser la création d’un lit principal sinon unique par l’installation à la
pointe des îles de clayonnages barrant les lits secondaires. L’accumulation des
« bagasses », débris de végétations, au moment des crues, colmatées
par la « lize » en suspension dans les eaux contribuaient à ces
opérations qui suffisaient pour assurer le passage de bateaux de vingt à trente
tonneaux pour les plus importants d’entre eux. L’absence de coordination
rendait cependant ces entreprises peu efficaces : l’association des marchands
d’eau du bassin aquitain, créée par lettres patentes de Louis XII se voyait
bien confier la tâche de supprimer « tous les empêchements et entreprises
qui offusquaient la navigation », mais cette mission se heurtait tant aux
obstacles naturels qu’aux intérêts particuliers des féodaux détenteurs de
péages et des propriétaires de centaines de moulins à nef ou d’installations
fixes de pêche installés sur le fleuve.
Colbert devait, par sa
détermination à « rendre les rivières navigables autant qu’il est possible
pour la commodité des peuples », triompher de ces difficultés multiples
avec l’aide des ingénieurs des ponts et chaussée : le creusement du canal du
midi rendait indispensable l’aménagement de la Garonne. C’était faire le lit du
mascaret, qui au fur et à mesure que les bras secondaires mouraient renforçait
son effet à la grande satisfaction des bateliers qui utilisaient le jusans pour
remonter jusqu’ à Langon. Désormais, le mascaret cessait d’être spécifiquement
dordognot pour devenir girondin.
Si
le mascaret est effectivement aussi girondin que la blonde d’aquitaine ou le bœuf
gras de Bazas et si la Gironde est le seul département à pouvoir s’enorgueillir
de posséder deux mascarets, il doit bien y avoir là dessous une raison
profonde, une résonnance insoupçonnée : cette manière manifeste de faire fi de
la loi commune, de marcher à contre-courant, de revenir inlassablement sur ses
pas ou de pratiquer assidument le pas de clerc ne serait-elle pas une attitude
particulièrement prisée des girondins ? je laisse à d’autres le soin d’en
juger, mais pour ma part je n’hésiterais pas à revendiquer le mascaret comme
emblème d’une politique sage et mesurée qui au prix d’un perpétuel retour sur
soi même évite de se laisser entraîner par le courant dominant vers on ne sait
quels abymes marins. Mener la politique du mascaret est plus que jamais
nécessaire face à l’unification des courants de pensées en une logorrhée
monocorde qui n’est malheureusement pas l’apanage du Monde, du Figaro, de El País, du Herald
Tribune ou des éditions girondines de Sud Ouest.
La
Gironde n’est pas cependant, on l’a vu, le seul estuaire où se manifestent
ainsi les remontées des marées. En Angleterre, la Trent, entre Gunness et
Gainsborough, la Severn, entre Severn
Bridge et Gloucester, la Parret et la Wye sur le canal de Bristol, la Mersey,
la Dee, la Forth et la Spolway Tirth sur la mer d’Irlande sont également parcourus
de ces frissons glacés que chevauchent les surfeurs, en Amérique du Nord, les
mascarets des rivières Peticodiac et Salmon qui se jettent dans la baie
de Fundy en Nouvelle Ecosse ou ceux
du Turnagain Arm et de Knick Arm près d’Anchorage en Alaska charrient
parfois des glaçons. Plus amène thermiquement parlant sont les mascarets
brésiliens :Capim, Canal do Norte, Guama, Tocantins, Araguari, et surtout celui
du Pororoca qui, remontant l’Amazone, fait encore sentir ses effets à huit cent
kilomètres de l’embouchure. Les tours operators qui seraient tenter de proposer
un séjour « surf-samba » doivent cependant y réfléchir à deux fois :
l’idée d’une glisse de quelques centaines de kilomètres peut constituer un
argument de vente, mais l’amplitude du Prororoca le rend impropre à tout usage
ludique : ses vagues de plusieurs kilomètres de large atteignent parfois sept
mètres cinquante de hauteur. On peut encore évoquer le mascaret du Gange de
l’Indus, du Narmada ou du Hoogly en Inde et au Pakistan, mais le champion des
mascarets est sans nul doute celui du Tsientang, en Chine qui atteint une
vitesse de quinze nœuds à la hauteur de Hangchow. Il est vrai que ce dernier
n’est pas vraiment un phénomène naturel si l’on en croit la tradition qui y
voit le châtiment divin d’un empereur jaloux d’un de ses généraux trop
populaire. Le mascaret du Tsientang, comme celui de Gironde, est sans doute un
mascaret récent non seulement à l’échelle géologique, mais aussi à l’échelle
historique : il est vraisemblable qu’il n’existait pas au XIIIème siècle, on
comprendrait mal autrement que Marco Polo qui passa 18 mois à Hangchow et
rédigea un compte-rendu détaillé de son séjour ne mentionne nulle part le
mascaret du Tsientang. Des récits chinois plus récents au sujet de la révolte
populaire provoquée par le mouvement Taiping en 1850 montrent par ailleurs que
le mascaret était alors beaucoup plus faible qu’aujourd’hui. Les mascarets sont effectivement inconstants
: le mascaret de Seine, « la barre » à l’inverse de celui du Tiensang
a décru depuis quatre décennies : il était encore spectaculaire dans les années
1960 avant que les aménagements du port du Havre n’en aient considérablement
amoindris les effets. Les vagues déferlantes du mascaret de Seine furent la
cause de la mort de Léopoldine Hugo emportée avec son mari Charles Vacquerie, Pierre Vacquerie, l’oncle
paternel de Charles et Artus, le fils de ce dernier âgé de dix ans, alors
qu’ils se rendaient de Villequier au Havre dans l’après-midi du 4 septembre
1843. « Le temps était superbe, la mer paisible et toute crainte était
chimérique » écrivait Adèle Hugo en
évoquant ce tragique souvenir, mais c’était sans compter sur les fortes marées
d’équinoxe ; la barque chavira à hauteur
du lieu-dit « le Dos d’ Âne », Léopoldine fut entraînée par le
courant Charles Vacquerie, son jeune époux tenta de la sauver mais périt avec
elle :
leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs
-Que fais-tu ? disait-elle.-et lui disait : Tu meurs ;
Ilfaut bien aussi que je meure!-
Et, les bras enlacés, doux couple frissonnant,
Ils se sont en allés dans l’ombre ; et maintenant
On entend le fleuve qui pleure.
Le
Mascaret ne serait donc qu’un mascaret, et l’un des moindres, et la Gironde qu’une gourgandine parmi tant
d’autres à recevoir les hommages des océans ? on peut en douter, car Le
Mascaret de Gironde est unique comme est unique toute expérience amoureuse en
dépit de la biologie des passions et de la reproductibilité des particules
élémentaires. Le mien est celui du Tourne. Il regroupe depuis des temps
immémoriaux commères et enfants des écoles, vieillards et désœuvrés, chômeurs
permanents ou occasionnels, ouvriers et employés débauchés en bord de Garonne
lorsque les grandes marées d’août et de septembre promettent des mascarets
spectaculaires. L’heure est donnée dans « le » Sud-Ouest à la
rubrique marées de la dernière page : le mascaret du Tourne s’aligne sur celui
de Libourne puisqu’ils sont issus d’un même courant, encore imperceptible en
surface lorsque le fend en deux le scalpel du bec d’Ambés. L’esplanade ombragée
de Tilleuls se peuple quelques dizaines de minutes avant l’heure prévue les
groupes se forment les conversations se lient les papotages vont bon train
tandis qu’à l’extrémité de la cale des chantiers Tramassset quelques
veilleurs guettent à l’horizon de
Portets une altération du scintillement de Garonne qui signale que la vague de
front aborde la grande courbe de Valade. Sept ou huit minutes suffiront au
mascaret pour remonter la rivière sur plus d’un kilomètre, temps suffisamment
long pour que les conversations s’apaisent à mesure que monte le grondement de
la mer : car la magie du mascaret lie les langues les plus alertes et les
oreilles les moins sensibles aux chants des sirènes s’émeuvent au bruit de
cette vague qui obstinément repousse les limites de la terre. Cette vague ou
plutôt ces vagues, car derrière celle de front
qui ondule ou déferle selon l’humeur des vents et le niveau de l’étiage
se succèdent des dizaines d’ondulations, les premières parfois considérablement
renflées comme les dos lustrés de gigantesques squales, les dernières réduites
au clapotis des soirs d’été du bassin d’Arcachon. Les grandes courbes de
Garonne qui brisent un peu l’élan du mascaret sont responsables d’un phénomène
observable en plusieurs endroits de son parcours : plus rapide à l’extérieur de
la courbe qu’à l’intérieur, le mascaret vrille ses vagues dont les ondulations
dessinent des vis sans fin au pas étrangement ample et régulier. La rivière
brusquement change d’aspect : de long fleuve tranquille elle devient pour quelques
instants bras de mer et les mouettes qui suivent parfois le mascaret semblent
portés par l’air marin dont le parfum iodé envahit les berges. Cette étrange
métamorphose suffisait naguère au plaisir des riverains et constituaient,
lorsque le passage du mascaret de Garonne correspondait à la fin de journée un
spectacle que l’on suivait trois ou quatre soir de rang avec la même ferveur
qu’à Bayreuth les ringophiles chevronés la tétralogie des fils du Rhin. Seule
la durée du spectacle diffère, mieux adaptée celle-ci à l’impatience coutumière
des peuples du sud et à l’appel du petit vin liquoreux de nos coteaux,
voire, à celui du pastaga des familles.
Depuis quelques années on note une colonisation du mascaret par de nouveaux
« aficionados » les premiers de ces intrus furent les surfeurs qui alléchés
par la renommée d’une vague théoriquement déferlante sur plus de vingt
kilomètres de parcours se regroupent sur des points stratégiques de son
parcours pour se laisser porter, les plus habiles sur quelques centaines de
mêtres, par une eau brunâtre au parfum de vase. Cette attraction nouvelle n’a
guère d’inconvénient que pour ses acteurs, il en va tout autrement des amateurs
d’engins motorisés : hors-bord, motos ou autres.... Rossinantes pétaradantes de
grotesques Don Quichotes qui loin d’afficher l’exquise courtoisie du chevalier
à la triste figure sacrifient le plaisir des amateurs de mascaret à leur
névrose à deux ou quatre temps. Il serait bon de faire comprendre à ces
trouble-fêtes que les contemplatifs ont eux
aussi droit d’exister et de profiter de ce qui nous reste de Mascaret, car les
mascarets aussi sont mortels. On signalait la disparition du mascaret de Seine
tué par les aménagements du port du Havre ; au Mexique, le « burro » qui atteignait parfois 4,5
mètres de haut dans sa remontée du Colorado a été supprimé par l’envasement et
les travaux d’irrigation qui ont transformé l’embouchure du fleuve, ce ne sont
là que des exemples et la chronique nécrologique des mascarets reste à faire.
Celui de Garonne n’est plus le mascaret qu’ont connu nos parents ou nos grands-parents
; les dragages intensifs qu’ont connu la Garonne et dans une moindre mesure la
Dordogne depuis la fin de la guerre ont considérablement altéré la physionomie
du lit de ces rivières, la destruction de la couche de gravier accumulée
pendant des millénaires a irrémédiablement modifié les profils transversaux et
longitudinaux qui modulaient le mascaret. Par endroit le fond de la rivière a
été creusé sur une dizaine de mètres et les vases qui se sont engouffrées dans
ces carrières sournoises ne sont souvent que le fruit de la décomposition des
rives qui s’effondrent entraînant terres arables vignes et vestiges de la ripisylve entretenue par des générations
de paysans pour limiter les dégats des crues. En amont sur les deux rivières et
leurs affluents, les détournements dérivations et barrages ont contribué à
réguler l’écoulement de la rivière et s’il y a moins d’inondations, ce dont on
ne peut que se féliciter lorsque l’on est riverain de Garonne, les étiages ne
connaissent plus les maximas d’antan et les écarts entre les flux ascendants et
descendants qui commandent l’amplitude du mascaret ne sont plus ceux qu’ils
étaient il y a encore une trentaine d’années. Pour toutes ces raisons le mascaret
de Garonne et de Dordogne n’est plus en cette fin de siècle ce qu’il était
encore lorsque Joset, le héros des « Esprits de Garonne » d’André
Berry
ouït l’air sourd du mascaret...
Non plus non plus cette vague bénie
qui dans le jour de leur premier pèché,
avait sauvé par bienveillant génie,
le nouveau couple à la souche accoché ;
mais une vague et plus haute et plus forte
qui charriait l’algue et la bête morte,
vague de fond qui, là bas s’emperlant,
mur long et haut montait en déferlant.
Dans les flocons la lune un temps cachée
se remontra, laissant apercevoir
A la lueur de sa lampe ébrèchée
La blanche mousse au sommet du flot noir...
La vague sombre et creuse
L’embrassa tout, le tordit, le roula ;
une autre lame, encor plus ténébreuse,
Sur le beau corps à son tour s’écroula.
En même temps on entendit la conque
Dont messer Drac sonnait dans sa spélonque.
Le coup frappé, le flot toujours montant
vint sur les bord s’étendre en clapotant
Volait sur lui, ses oripeaux pour aile
La Marracagne ; et des flots plus petits
Suivaient le grand, qui, dans les cannevelles,
Allaient mourir en moindre clapotis.
Qu’
André Berry n’ait imaginé à la Marracagne, cette parque gasconne, d’autre
complice que le mascaret, dit assez ce qu’il avait de redoutable lorsque toute
une population qui vivait du fleuve, pécheurs, passeurs, bateliers, ne voyaient
en lui qu’un danger contre lequel la prudence était de mise. S’il n’est pas
tout à fait inoffensif de nos jours, il a perdu de sa vigueur, mais les
plaisanciers imprudents rameurs ou pagayeurs de tout genre doivent cependant
rester sur leur garde, les esprits de Garonne ont peut-être déserté le lit
saccagé de la belle rivière, mais le Drac, le Follet, Blanchenègre et le Bécut,
la Dame -Verte et le Mandagot, l’hideuse Marracagne enfin pourraient un jour
revenir surfant sur le mascaret.
Cet article a
été publié dans Le
Festin n° 29, 1999
Le chemin des palus,
première promenade des Fans du mascaret
2 juin 1991
Les fans, rassemblés sur
l’esplanade du Docteur Josselin au Tourne harnachèrent leurs sacs-à-dos et
chaussèrent leurs guêtres entre les piliers de pierre et bois de la grande
halle des Chantiers Tramasset, haut lieu du patrimoine garonnais. Si
l’historiographie désormais abondante des chantiers retient que cette
entreprise connut au XIXème et au début du XXème siècle son heure de gloire,
c’est oublier un peu vite les générations de Tramasset, charpentiers de marine
saisonniers qui préparèrent le terrain depuis le XVIIème siècle à Pierre
Tramasset qui construisit en 1837 le vieux chantier bringuebalant dont la
tempête du 27 décembre 1999 devait avoir raison. La grande halle, et l’énorme
étuve de tôle et de brique dans laquelle on cintrait les membrures des coureaux
et des gabares, derniers vestiges de la considérable activité batelière de la
Garonne a été sauvé de la ruine par la commune du Tourne qui en a confié la
gestion à une association chargée de faire revivre les “ chantiers
Tramasset ” en ressuscitant l’atelier de charpente et en faisant du lieu
un pôle de développement culturel tenu de concilier respect de la tradition artisanale
assaisonnée d’un brin d’utopie, culture locale et ouverture au monde. L’allée
de platanes, qui importe en Gironde la formule plus méridionale des
“ mails ”, et de ce fait destinée à être taillée “ à la
française ”, n’en déplaise aux verts tenants de la taille “ à
l’anglaise, conduit le bataillon vers Langoiran.Á la tête de la troupe, tel
Bonaparte à Arcole, le chef des Fans conduit derrière un drapeau basque, choisi
hors de tout esprit militant pour sa visibilité, la colonne vers les belles
maisons des quais : l’imposante maison.... fut celle d’un négociant dont les
chais se développaient jusqu’à l’Hôtel Saint Martin dont l’arrière salle
constituait un Casino qui disputait au café Berquin, à droite du salon de
coiffure et au café ... la clientèle prospère des charpentiers de barriques,
tisserands, mariniers, commerçants et petits viticulteurs . L’aménagement des
berges, entièrement empierrées , pourvues de cales et de degrés admirablement
conçus et construits, la belle façade de maisons de pierre de taille, pourvues
pour certaines d’entre elles de “ varangues ” de treillages
d’inspiration coloniale, l’ambition urbanistique de la percée ménagée par la
place Aimé Gouzy, signalent au promeneur le moins avisé un passé prospère non
par le fait d’une espèce de fatalité économique, mais par celui
d’investissements intelligents et adaptés aux réalités locales. Pour se
convaincre du fait que l’ineptie administrative a pris le pas sur les
raisonnables initiatives de nos grands-parents, il suffit d’observer l’absurde
ponton sensé permettre le développement du tourisme fluvial. Adapté aux simples
“ promène-couillons ” il est inabordable par toute embarcation
traditionnelle non pourvue de moteur Yamaha Honda ou Mishugishi ; yoles,
filadières, ou canoës doivent s’échouer
sur les lits de vases abandonnées par le fleuve ravagé par les extractions de
graves sur des cales laissées à l’abandon qui année après années plongent en se
démantelant dans la rivière meurtrie. Sans doute aurait-on pu à moindre frais
prolonger les quais par un chemin piétonnier et une piste cyclable longeant la
Garonne au pied du “ Château ” Richefort, des « roches
Caugères ” et des jolis pavillons qui sont les sages “ folies ”
petite bourgeoises de cette “ cité second empire/troisième
république ” de Langoiran, qui n’a rien de médiéval, contrairement à ce
qu’affirme un panneau placé à l’entrée du pont dit Eiffel, (en fait construit
par l’entreprise.... en ...., au terme d’un combat de maires-coqs avec Cambes).
Au droit du chemin qui monte à
Biac, qui fut un moment la maison du peintre Bonnard, le chemin improvisé
gagne, au coin du petit bois d’acacias la digue qui protège “ la ”
palue de Langoiran des crues saisonnières ; sur ce parcours sportif,
l’angélique des marais, espèce protégée le dispute aux orties et aux graminées,
redoutables en cette saison, qui transforment quelques nez de fans en
gargouillettes ruisselantes. On prend alors du recul par rapport au pied du coteau
dont le panorama s’élargit, permettant de deviner le château de Langoiran sur
lequel flotte le léopard des Plantagenèts. Un cinéaste hollywoodien aurait fait
passer au pied de son donjon la litière flottante d’Aliénor. C’est oublier
qu’Aliénor était déjà étendue sous son gisant de Fontevraut quand le seigneur
d’Escoussans posa la première pierre de son nouveau château. Celui qui vit
passer la duchesse des amours courtoises n’était peut-être qu’une construction
de terre et de bois, sise sur une île de Garonne que signale un faible
renflement de la prairie en bordure du chemin qui mène à la ...... La grande
sècheresse de 1985 qui donna des premières-côtes si charpentés révéla à
François Didierjean, prospecteur aérien patenté, le plan de l’ancien château de
Langoiran, qui pourrait bien être le
Modogarno Garumno signalé lors d’un concile du VIème siècle. Coupant à
travers vignes, on atteint le port de Lestiac dont la cale, aussi mal
entretenue que celles de Langoiran, accueillait l’embarcation du passeur, avant
d’atteindre, à la limite de Paillet le petit hameau du Cap Horn qui est aux
quarantième rugissant ce que votre mistigri est au Tigre de Mowgli.
Belles maisons de pécheurs,
embarcadères flottants aux passerelles tingueliennes, cabanes de pêches dignes
de figurer aux côtés de l’igloo de .... au CAPC, jardinets à la facteur cheval
: c’est un régal pour les yeux, l’esprit, le cœur et l’âme que cette rive de
l’ancien bras de Garonne, aujourd’hui presque totalement asséché qui abrite
depuis des siècles les yoles des pêcheurs, et depuis de décennies au moins,
celles des Pénichon, pères, fils et frères, dont les lamproies, les anguilles,
les mulets et les aloses régalent les habitants de Paillet et des communes
circonvoisines. C’est sous le mail de platanes que les agapes se tinrent et M.
Pénichon ne se fit pas prier pour nous conter les pêches fabuleuses d’antan,
échappant de justesse au surnom de Tartarin de Garonne en nous montrant les
photographies de créacs, dominant
d’une bonne tête d’esturgeon les pêcheurs qui durent avoir beaucoup de peine à
tirer leurs filets chargés d’une telle proie.
Il fut bien difficile de se
remettre en route après le café mitonné au chauffe lessiveuse par les stewards
de service, mais les Fans s’ébranlèrent vers l’amont. Les maisons du port de
Paillet affichent pour certaines d’entre elles fenêtres à meneaux, portes cintrées,
corps de moulures à réglets et doucines qui montrent que ces bords de Garonne
réputés insalubres étaient au XVIIème siècle déjà, bien habités : on y trouvait
même un “ prieuré ”où l’on se plait à imaginer un gras prieur curieux
d’innovations culinaires se faisant mitonner une lamproie au sang dans une
sauce au vin relevée de poireaux ou bien se régalant de quelque timbale d’œufs
d’esturgeons au sel du Pays de Buch. Un peu à l’écart du village, on passe sous
la terrasse de château de Paillet flanqué d’aristocratiques pavillons à
couverture d’ardoise rajoutés à une jolie maison des XVII et XVIIIème siècle.
Le château appartint à la fin du XIXème siècle au marquis de Castelnaud
d’Essenault qui fut l’un des membres éminents de la commission de monuments
historiques. Archéologue amateur -très amateur-, il mit à jour au fond de son
parc, en bordure de la route départementale des vestiges gallo-romains qui
laissent supposer qu’il put y avoir là une villa de quelque importance. Le
voisin de campagne du marquis, Jules de Gères, propriétaire du château Mony
était un homme heureux : artiste, archéologue et homme de lettres il possédait
une belle demeure aménagée au XVIIème et XVIIIème siècle, avec perron dominant
les palus verdoyants où s’ébrouaient les blondes d’aquitaine, sous les
magnifiques frondaisons d’un parc complanté d’essences rares. Le château, il
est vrai avait complètement été détruit par un incendie en 1846, mais comme
c’était un temps où tout allait très bien pour madame la marquise, Jules fit
aménager les écuries comme résidence champêtre : la vie suivit son cours
aristocratique et la fontaine continua à déverser son eau cristalline dans le
fossé constellé d’iris jaunes.
De Mony, on a une très belle vue
sur Rions, l’une des plus anciennes villes de Gironde, filleule de Bordeaux,
dont les seigneurs tenaient le haut du pavé avant même la fondation de La Sauve
au XIème siècle. Léo Drouyn qui fit beaucoup pour en faire connaître et protéger
les monuments se faisait Cassandre lorsqu’il écrivait : “ Rions est encore
aujourd’hui, mais seulement à cause de ses monuments une des villes les plus
intéressantes du département de la Gironde. Du jour où elle les détruira ou les
laissera tomber entièrement, elle perdra sa qualité de ville et descendra au
rang des bourgades : il ne lui restera plus pour la distinguer de ses voisines
que ses petits pois de primeurs, ses cerises et ses merveilleuses pêches ”
Comme beaucoup d’archéophiles, Léo était lamentable en prospective, car c’est
tout le contraire de ce qu’il semblait redouter qui se produisit : les
monuments furent respectés -et la tour du Lyan “ restaurée ” par son
propre fils, Léon-, mais ce sont les petits pois qui ont disparu, et les
merveilleuses pêches que produisaient il y a encore quelques années la famille
Arnaud ont regagné leur jardin des Hespérides sur les rives du Guadalquivir,
d’où elles nous reviennent en quinze tonnes rugissants. On s’en consolera en
parcourant les rues de la ville, en découvrant les remparts et la fontaine de
Charles VII, l’église romane et gothique où est enchâssée une tête en marbre de
l’empereur Hadrien, l’échoppe de marchand, les maisons médiévales et le si
précieux cercle populaire qui mériterait un classement d’office. Au sortir de
la ville vers l’est la belle porte en fer forgé XVIIIème du château Salin
attend toujours qu’un Grand Maulnes en fasse grincer les gonds. En contrebas de
Salins Lagrange possédait également un beau parc aménagé en terrasses. Le
chemin qui longeait la Garonne a été englouti ces dernières années au profit de
l’exploitation de graves de la rive opposée, la digue protégeant les
installations ayant détourné le courant vers l’extérieur de la courbe selon un
phénomène que tout imbécile peut imaginer mais qui ne semble pas cependant
compréhensible aux ingénieurs des administrations gestionnaires du fleuve qui
ont un tiroir-caisse à la place du cerveau. Il faut donc aujourd’hui contourner
le domaine du Roc pour regagner le petit chemin qui passe sous le pont de
Béguey toujours en attente du raccordement au “ barreau ” autoroutier
pour lequel il a été conçu dans la clandestinité des opaques officines des
ponts et ponts petits pataponts. L’admirable “ conche ” de Béguey
défendue avec acharnement contre les absurdes projets routiers par Dany Lusseau
est aujourd’hui en passe de devenir une rocade clochemerlesque et il faut
l’oublier en traversant ce petit village, entre des façades encore pourvues,
pour certaines d’entre elles de fenêtres à meneaux dont les caves étaient
autant de chais d’où les barriques étaient chargées sur le bras de Garonne qui
passait au pied du village. Au bout de la rue le monument dde Pierre Laffite de
Louis Fournier dont le buste, fondu par les allemands a été remplacé par une
vague réplique en résine due se découpe sur la sinistre départementale 10
qu’une minimale bonne volonté des aménageurs pourrait transformer en allée
d’honneur conduisant au château de Cadillac.
Cette bastide, fondée en 1280 par
Jean de Grailly accueillit à l’extrême fin du XVIème siècle un château dont
Jean Louis de Nogaret de la Valette fit une espèce de Parnasse aquitain. La
petite ville renferme encore de ce fait des monuments dignes d’une grande
capitale européenne. Le château lui-même dont les substructions appellent un
monument grandiose n’est pas à la hauteur de ses cheminées, chefs d’œuvre d’un
maniérisme “ à la française ” dues au talent de Pierre Biard, qui
semble avoir été l’homme-orchestre du Duc. Le Mausolée qui flanque au sud
l’église tranche aec tout provincialisme artistique par le raffinement de ses
détails architecturaux : corniche, portes, clôture de marbre, il fut peut-être
dessiné par pierre Soufron, mais la Renommée de bronze de Pierre Biard en
constituait le principal ornement ; elle
est si jolie personne que tout séjour prolongé dans son voisinage appelle un
détour par le confessionnal. L’hôpital de Saint
Léonard qui fut, comme tous les hôpitaux de France et de Navarre hôpital
de saint Jacques puisque les français du temps jadis se rendaient plus volontiers
en Galice qu’aux Seychelles, abrite
maintenant des pensionnaires de la sécurité sociale dont certains sont
autorisés à vaquer, en ville, à leurs occupations, c’est là renouer avec la
tradition médiévale antérieure à l’âge du grand enfermement dont Cadillac est
le paradigme de pierre avec son château-prison pour femme et son hôpital-maison
de fous. On me pardonnera j’espère cette très peu politiquement correcte
évocation de cette si jolie petite ville à la sortie de laquelle La Closière a
été aménagée pour recevoir le syndicat des premières côtes de Bordeaux où l’on
peut déguster ce vin liquoreux extrait des grains nobles de sémillon de
muscadelle et de sauvignon cousin pauvre mais ô combien bien monté du Sauternes
qu’il tient à distance au-delà de la rivière.
Ce n’est pas à la Closière qui était encore en 1991
sous la menace d’une transformation radicale en intermarché que l’on se
désaltéra ce 2 juin 1991, mais à La Lesque où Catherine de Gabory ouvrit toutes
grandes les portes de ses granges pour abriter les Fans de la menace de lourds
nuages bleus noirs que poussait le Mascaret
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